Les lignes qui suivent sont la transcription d'un entretien avec Sébastien-Akira Alix en 2020, dont la publication dans une revue est incertaine.
Sébastien-Akira Alix (SAA) : Bonjour Georges-Louis Baron. Merci beaucoup d’avoir accepté de répondre à ces questions sur votre itinéraire d’enseignant-chercheur en sciences de l’éducation. Pourriez-vous nous parler des circonstances dans lesquelles votre carrière a commencé ?
Georges-Louis Baron (GLB) :
Initialement, je n’avais pas envie de faire de l’enseignement comme le reste de ma famille – deux de mes arrière-grands-parents étaient instituteur et institutrice et mon père était professeur de mathématiques. Mais je me suis pris au jeu des mathématiques. J’ai été en classe préparatoire, élève aux IPES1), puis j’ai obtenu un diplôme d’études approfondies (DEA) et le CAPES de mathématiques. Je suis devenu en 1974 professeur au lycée Henri IV à Paris, où j’ai enseigné pendant sept ans.
Le contexte était qu’en 1966 avait été lancé par le premier ministre un ambitieux « plan calcul ». Une mission à l’informatique pilotée par Wladimir Mercouroff a été créée au ministère de l’éducation nationale en 1970 et dans la foulée une expérience d’introduction de l’informatique a été lancée dans 58 lycées-collèges. Des enseignants en poste de toutes disciplines ont bénéficié dès 1970-71 d’une formation dite « lourde » en informatique et des lycées ont été équipés en mini-ordinateurs à partir de 1972. J’ai eu la chance de suivre en 1975-76 une formation d’un an à mi-temps à l’ENS de Saint Cloud.
Mais la technique évolue vite et dès ce moment apparaissent les premiers micro-ordinateurs. Le ministère décide en 1976 d’arrêter l’équipement de nouveaux lycées en mini-ordinateurs et les formations longues. D’après les mots du directeur des lycées de l’époque, l’expérience est mise sur une « orbite d’attente » et une évaluation nationale est confiée à l’Institut national de recherche pédagogique (INRP). J’ai fait partie à partir de 1977 du groupe d’évaluation : travail à mi-temps au lycée et à mi-temps à. l’INRP. Là, je me suis surtout occupé des mathématiques et de la « démarche informatique » : en ce temps-là, on considérait l’informatique comme une démarche utile aux élèves (algorithmique, modélisante et organisatrice), qui peut être mise en œuvre dans toutes les disciplines. Ainsi, par une série de hasards, j’ai assez tôt acquis une expérience qui ne correspond pas à mon grade.
En 1979, le ministère décide de généraliser les équipements de lycées en micro-ordinateurs et cette décision survit à l’alternance politique de 1981 qui décide de relancer les formations lourdes. Il y a donc besoin de personnes formées pour encadrer les opérations. En 1982 j’obtiens une décharge de service éventuellement reconductible chaque année pour travailler à la Direction des lycées puis à la Direction des lycées et collèges et j’y reste jusqu’en 1988-89. Je m’occupe surtout de l’option informatique des lycées, lancée comme expérimentation en 1981-1982. Très intéressé par la recherche que j’avais connue à l’INRP, je décide de faire une thèse en sciences de l’éducation que je soutiens en 1987.
Après, très logiquement, je candidate sur des postes de maître de conférences ; je suis nommé à l’INRP et affecté au département Technologies nouvelles et éducation (TECNé). Ce dernier comprend une équipe pluridisciplinaire d’informaticiens, de sémiologues, de psychologues et, bien sûr, de pédagogues.
SAA : Pourriez-vous revenir sur les raisons qui vont ont conduites à poursuivre des études en sciences de l’éducation à l’université René Descartes ? Conservez-vous des souvenirs de ces études ?
GLB : Après mon DEA de mathématiques, je m’étais engagé dans une thèse que je n’ai pas menée à bien parce que je me suis rapidement rendu compte que cela ne m’intéressait pas tant que cela. A la Direction des lycées où je travaille alors, je suis intrigué de constater que les innovations ne passent pas bien à l’échelle et je souhaite mieux comprendre. Je me tourné donc vers des études en sciences de l’éducation, qui me semblaient mieux correspondre à mes intérêts. En suivant les conseils de collègues, je prends contact avec Gabriel Langouët à l’université René Descartes, qui travaille sur la technologie éducative. Il encadre d’abord mon diplôme d’études approfondies puis ma thèse, qui porte sur la constitution progressive de l’informatique comme discipline scolaire (ce qui sera effectif avec la création d’un CAPES en 2020, 50 an après le lancement d’expérience des 58 lycées). Il est aussi le garant de mon habilitation à diriger des recherches sept ans plus tard.
Je garde de cette période un excellent souvenir. La personne qui m’a le plus marqué, après Gabriel Langouët, est Viviane Isambert-Jamati, tous les deux en sociologie de l’éducation. J’avais déjà lu Bourdieu mais ils m’ont fait découvrir des choses qui étaient à l’époque en dehors de ma culture. J’ai beaucoup appris.
SAA : Après votre thèse, vous intégrez l’INRP en 1989 en tant que maître de conférences en sciences de l’éducation et y prenez rapidement la direction du département TECNé : pourriez-vous nous dire quelques mots de cette période ?
GLB : Lorsque je suis nommé à l’INRP j’ai déjà une quarantaine d’années et une certaine expérience de l’animation d’équipes. Je suis élu à la direction du département en 1990 et c’est une expérience très riche. J’ai eu des échanges passionnants avec des spécialistes d’autres champs – comme Jean-Louis Derouet, Jean Hassenforder ou Annette Bon, des personnes d’une immense culture. L’INRP a été pour moi un autre grand moment de formation et puis aussi, disons-le, de combat, en particulier à partir du moment lors de la délocalisation, liée à des décisions politiques d’aménagement du territoire.
Dans le prolongement des lois de décentralisation des années 1980, chaque ministère est prié de délocaliser des structures. À l’Éducation nationale, l’INRP est concernée. Cet institut existe depuis très longtemps et a joué un grand rôle dans la circulation d’idées liées à la pédagogie et à l’éducation : il est à l’interface avec le terrain et a une tradition de recherche-action. Ses rapports avec le ministère ne sont pas faciles : un chercheur est le plus souvent critique et a une légitimité assise ailleurs ; les temps de la recherche sont par ailleurs toujours trop longs pour des décideurs pressés qui préfèrent les experts et les avis tranchés. C’est un des thèmes qui m’ont beaucoup intéressé : le rapport qu’ont les chercheurs avec les militants, les praticiens et les décideurs. On peut occuper plusieurs de ces positions, mais pas en même temps que celle de chercheur.
C’est un chemin cahoteux, pour ne pas dire chaotique : on est d’abord supposés partir à Dijon, puis finalement cela ne se fait pas ; on évoque ensuite Marseille ; on parle un temps d’aller boulevard Bessières à Paris et, finalement, sous la mandature de Claude Allègre, on décide que ce sera à Lyon et cela aboutit à Gerland après une station à Saint-Fons les clochettes. Tout cela prend une dizaine d’années.
Je n’ai pas envie de suivre l’institut dans des conditions qui me paraissaient devoir conduire à son affaiblissement durable (ce qui se réalise). Je travaille cependant à Lyon pendant deux années, à temps partiel pour contribuer à lancer de nouvelles équipes et pour tenter d’assurer une continuité, notamment pour les collègues qui ne veulent pas partir et doivent trouver d’autres occupations correspondant au mieux à leurs souhaits. C’est assez stressant… Comme d’autres collègues, je suis temporairement affecté en 2004 à ce qui s’appelle alors l’Université René Descartes. Arrivé au laboratoire EDA, je m’y engage et obtiens en 2006 un poste de professeur.
SAA : Après votre élection à l’université Paris Descartes, vous êtes amené à prendre la direction du laboratoire EDA. Que retenez-vous de cette expérience ?
GLB : Il se trouve que sa directrice et fondatrice d’EDA, Sylvette Maury, une des personnes qui a joué un rôle important dans mon itinéraire, est nommée doyenne. La direction du laboratoire devient donc vacante. J’ai quelques arguments en ma faveur puisque j’ai dirigé le département TECNé pendant une douzaine d’années et que j’ai auparavant été responsable d’équipes de programmes d’innovation à la direction des lycées. Je suis élu, au moment où le laboratoire s’ouvre aux sciences du langage. J’y suis extrêmement favorable parce que, dans le domaine de recherche qui est le mien, c’est-à-dire les usages éducatifs des technologies de l’information et de la communication (TIC), la pluridisciplinarité est quelque chose de très important. En 2017, je deviens professeur émérite après avoir passé la main à Éric Roditi en 2014.
Pendant cette période, je me concentre particulièrement sur l’accompagnement des jeunes chercheurs francophones. Je considère depuis longtemps que la francophonie est importante dans ces époques de globalisation, tout comme l’hispanophonie ou la lusophonie d’ailleurs. On ne peut évidemment pas être contre l’anglais et il faut publier régulièrement dans cette langue. Mais il vaut mieux éviter l’impérialisme d’une seule langue dans le monde. Je crois à l’intérêt du multilinguisme.
J’avais travaillé dès les années 1980 avec le Québec, la Suisse et la Belgique, peu avec l’Afrique. Au département TECNé de l’INRP, il y avait parmi les enseignants associés Jacques Wallet, qui vient malheureusement de décéder, et qui était un expert et un passionné de l’Afrique. Il m’a intéressé à une opération qu’il impulsait : Réseau Africain pour la Formation à Distance (RESAFAD), puis à un master de recherche à distance de l’Université de Rouen, qui fonctionne toujours : FORSE. Il y a en Afrique de graves problèmes d’infrastructure technique, peu de moyens mais beaucoup de créativité pour utiliser des solutions techniques. J’ai eu la chance d’encadrer un certain nombre de thèses d’Africaines et d’Africains.
Dans ce domaine, l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF) est un acteur très important. C’est notamment elle qui a financé pendant plusieurs années le projet ADJECTIF lancé en 2007, qui visait à l’accompagnement de jeunes chercheurs francophones en TICE et qui a abouti à la création de la revue Adjectif.net. Cette dernière a été reconnue comme revue d’interface par le Haut comité d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCÉRES).
SAA : Au cours de votre carrière, vous vous êtes également engagé au sein des instances représentant les sciences de l’éducation, notamment l’Association des enseignants-chercheurs en sciences de l’éducation (AECSE) et le Conseil national des universités (CNU). Quelles y ont été vos activités ? Quel regard portez-vous sur elles et leur évolution ?
GLB : Ma première expérience au CNU, dans les années 1990, n’est pas à mon initiative : j’y ai été nommé comme maître de conférences par le ministère. J’ai ainsi découvert cette assemblée qui faisait un travail remarquable de régulation. J’ai pu observer de l’intérieur une structure dans laquelle un mécanisme collectif s’était mis en place, pas tout à fait indépendamment des appartenances syndicales, mais avec une coopération et une collaboration importantes pour mener la réalisation d’une tâche commune. Ce qui y est fascinant, c’est la construction d’une opinion collective sur la définition et la délimitation des frontières d’une discipline, en l’occurrence les sciences de l’éducation.
Plus tard, je me suis présenté plus tard comme professeur, au titre du Syndicat national de l’enseignement supérieur (SNESUP). À l’époque où j’y siégeais, je suppose que cela doit encore être vrai, on essayait de faire une analyse qualitative des dossiers. L’idée, pour nous, c’était d’aller au-delà des rapports sur les rapports et du comptage de publications, d’analyser les productions un peu en profondeur, de prendre en compte les caractéristiques des dossiers. Le CNU est un lieu de construction collective. C’est en somme la profession elle-même qui pose un cadre et délimite les frontières de la discipline.
C’est l’occasion d’avoir des dialogues passionnants avec des gens appartenant à la même discipline mais dont les orientations sont différentes des vôtres (sociologie, psychologie, économie, didactiques…). Il y a dans les sciences de l’éducation ce spectre large qui demande des négociations, des régulations internes. C’est une des fonctions d’une association comme l’AECSE, elle permet des échanges entre des points de vue assez différents et facilite la constitution d’une culture commune. Maintenant, que va devenir le CNU ? Depuis les années 1980, on assiste au développement de ce goût, chez les décideurs, pour le nouveau management public, pour le remplacement du contrôle a priori par une évaluation a posteriori fondée sur un pilotage par des indicateurs. C’est un fait historique très profond, très puissant, mais qui nous fait passer à côté de ce qui n’est pas pris en compte par les indicateurs.
SAA : Au cours de votre carrière, vous avez dirigé ou co-dirigé 26 thèses et accompagné 6 habilitations à diriger des recherches (HDR). Quels souvenirs en gardez-vous ?
GLB : Je vais revenir à une idée de mon maître, Gabriel Langouët, qui disait en substance que le rôle du directeur de thèse est finalement assez modeste : ce sont le travail et la motivation des thésards qui priment. Je crois que c’est vrai. Diriger des travaux de recherches est surtout un travail d’orientation, d’accompagnement ainsi que de soutien dans les moments de découragement.
En doctorat de sciences de l’éducation, on trouve des personnes de différents profils. Il y en a des très jeunes, qui ont un profil d’excellence dans la discipline : après un master puis une thèse elles continueront dans cette voie si la chance d’avoir un poste permanent est de leur côté. Elles ont besoin d’un guidage attentif.
Il y a ensuite des thèses qu’on pourrait appeler de la maturité : ce sont des personnes qui ont déjà eu une expérience ailleurs, qui reprennent des études et font un doctorat afin de résoudre une énigme qui les tourmente et pour réaliser une œuvre. On doit alors accompagner dans la définition de l’énigme et dans la manière de la traiter. Enfin, vous avez des thèses de la maturité tardive. J’ai eu des doctorants de plus de 55 ans mais qui avaient eux aussi une question à résoudre, liée à leur parcours professionnel. Là, on a affaire à des sujets qui ont une très grande expérience. En termes de direction de thèse il a un enrichissement mutuel. J’ai beaucoup appris de mes encadrements.
Quant à l’HDR, un certain nombre de collègues ont bien voulu me demander de les accompagner. Là, c’est encore une autre situation. Il faut aider la personne à déterminer comment elle peut au mieux faire valoir son expertise, ses connaissances, son savoir-faire pour former des gens, encadrer des thèses en sciences de l’éducation, en respectant les standards en vigueur. C’est une très grande responsabilité.
SAA : Vous avez significativement contribué à développer les recherches sur les technologies éducatives et la didactique de l’informatique. Quel regard portez-vous sur votre production scientifique aujourd’hui ?
GLB : Il me semble que ma production s’est organisée autour de deux grands axes : l’étude du devenir des différentes vagues d’innovation portées par les pouvoirs politiques dans le domaine des technologies de l’information et de la communication (en particulier l’informatique) en éducation et l’analyse de comment l’informatique se constitue comme objet d’enseignement et avec quels effets. Une constante est mon intérêt pour la formation des enseignants et pour les recherches menées en relation avec ces derniers.
La prise en compte de la dimension historique m’intéresse particulièrement. Elle a montré que tout ce qui se scolarise en matière de TIC est un héritage de recherches puis d’innovations menées plusieurs décennies auparavant en relation avec des praticiens et avec l’appui de décideurs. C’est vrai dès le début : il y a d’abord eu un champ de pratiques innovantes, celui de la technologie éducative, qui vise à suppléer les enseignants, avec des problématiques au début liées aux médias, surtout audiovisuels et à l’enseignement programmé.
Puis sont apparus des instruments informatisés, maintenant multimédias, permettant d’enseigner et d’apprendre différemment et susceptibles de changer le rapport au savoir, pour parler comme Bernard Charlot. Ainsi, quand vous disposez d’instruments de calcul formel en mathématiques, d’appareils qui traitent des mesures en physique ou en sciences expérimentales, d’outils de traitement de la langue en français ou en lettres, de bases de données en histoire et géographie, vous pouvez travailler différemment. Et puis, bien sûr, il y a ce que l’informatique apporte par elle-même (on parle beaucoup de pensée informatique, sans toujours bien définir ce que cela recouvre).
Maintenant, les instruments informatisés se sont banalisés en dehors de l’école. Je pense qu’à l’heure actuelle il est très important d’étudier ce qui se passe en termes de rencontre entre des apprentissages non formels en réseau et l’éducation institutionnelle qui a ses règles, ses programmes, etc. Les occasions d’apprendre sont si diverses ! Dès les années 1990, on avait d’ailleurs vu des phénomènes intéressants, y compris des élèves qui apprenaient des langues en jouant à des jeux piratés en anglais, des apprentissages non formels de l’histoire. Souvent, cependant, ce qui était appris en dehors de l’école n’était pas valorisé à l’intérieur.
Aujourd’hui, une des questions qu’on ne peut pas esquiver est celle d’une possible rupture du modèle scolaire. Cela donne une nouvelle actualité aux travaux d’Ivan Illich qui, dès 1970, prônait une « société sans écoles » ayant recours à des modes d’apprentissage à partir de réseaux d’échanges des savoirs. À cette époque-là, les infrastructures techniques ne le permettaient pas facilement, ce n’est plus le cas maintenant. Personnellement, je pense, comme Pierre Mœglin, qu’on est malgré tout plutôt dans des situations continuistes, c’est-à-dire qu’il n’y aura pas à court terme de discontinuité durable. Certes, la crise sanitaire actuelle fait bouger les lignes, mais il est trop tôt pour savoir ce qui restera durablement. L’histoire nous dira.
Je me suis concentré dans les dernières années sur l’accompagnement et la valorisation de recherches pluridisciplinaires menées avec des réseaux de praticiens. Mon champ de recherche est aussi un champ de pratiques évolutif, qui ne peut pas être embrassé par une seule discipline et qui gagne à donner lieu à des recherches participatives. Bien des gens ont travaillé sur cette question, je pense en particulier à Jacky Beillerot et aussi à Jean-Louis Martinand, avec sa notion de « recherche praxéonomique », par analogie avec la recherche agronomique. Je lui emprunte l’idée que notre rôle de chercheur, c’est surtout de produire des idées qui peuvent être reproblématisées par les acteurs.